jeudi 3 janvier 2008

very (or)well, mr fillon

con-gestion

Ce matin, un article du Monde au titre déconnant attire ma curiosité. "M. Fillon évalue ses ministres avec des consultants privés", dit-il. Le management moderne entre au gouvernement, promet-il. Orwell frappe alors à ma porte. Je lui offre un café. Il le boit d'un trait. Au fond de la tasse, des nombres apparaissent. Ils forment une addition à la somme improbable. Semble-t-il. Semble-t-il...
Le soupçonniez vous? 2008 + 1984 = 2012. Le temps s'accélèrerait-il ?

Une base de 1984 d’Orwell [1],
un assaisonnement du Monde [2], une pincée d’imagination et voilà ce qui arriva...

L’histoire commença en vérité vers 2008, à l’époque des grandes épurations par lesquelles les premiers meneurs de la Rupture furent balayés pour toujours. Big Brother l'avait promis, le 29 mai 2007, après la composition du premier gouvernement Fillon : les ministres se verront assigner "des objectifs qui permettront d'évaluer leurs résultats". Envoyées durant l'été à chacun des ministres, les lettres de mission détaillaient avec précision la feuille de route de chacun. "L'Elysée nous a demandé d'élaborer, à partir des objectifs définis par ces lettres, un outil de suivi précis pour que les engagements du président soient tenus et pour passer d'une politique d'annonces à une politique de résultats", confiait alors un des architectes politique de ce nouvel outil. Big Brother avait été un précurseur : à l'intérieur, il avait mis en place une batterie d'indicateurs (taux d'élucidation des délits, atteintes aux biens, violence aux personnes).Plusieurs ministres se sont vu rappeler avant Noël que leur longévité dépendrait de leur capacité à tenir leur contrat. Il avait indiqué, le 8 novembre 2007, qu'il sélectionnerait une vingtaine d'indicateurs, parmi les 450 de ses ministres, pour en faire "de grands indicateurs destinés à rendre compte auprès des Français de l'action engagée pour moderniser en profondeur notre pays".


Vers 2012, il n’en restait aucun, sauf Big Brother lui-même. Tous les autres, à ce moment, avaient été démasqués comme traître et contre-ruptortionnaires. Fillon s’était enfui, et se cachait nul ne savait où. Pour ce qui était des autres, quelques-uns avaient simplement disparu. Mais la plupart avaient été exécutés après de spectaculaires procès publics au cours des quels ils confessaient leurs crimes.

Parmi les derniers survivants, il y avait deux hommes et une femme nommés Pécresse, Darcos et Guaino. Ce devait être en 2008 que ces trois-là avaient été arrêtés. Comme il arrivait souvent, ils avaient disparu pendant plus d’un an, suite à une première convocation qui avait pris des allures d'"entretien préalable" à un licenciement, de sorte qu’on ne savait pas s’ils étaient vivants ou morts puis, soudain, on les avait ramené à la lumière afin qu’ils s’accusent, comme à l’ordinaire.


Ils s’étaient accusés d’intelligence avec les syndicats, de détourner des heures supplémentaires, du meurtre de divers fidèles au Parti, d’intrigues contre la direction de Big Brother, qui avaient commencé longtemps avant la Rupture, d’actes de sabotage qui avaient causé la mort de centaines de milliers de chefs d’établissement scolaires et de présidents d’université. Après ces confessions, ils avaient été pardonnés, réintégrés dans le Parti et nommés à des postes honorifiques qui étaient en fait des sinécures (secrétariats d’Etat à la prospective, aux droits de l’homme ou au codéveloppement). Tous trois avaient écrit de longs et abjects articles dans le Figaro pour analyser les raisons de leur défection et promettre de s’amender.

Quelques temps après leur libération, Winston les avait vus tous trois au Fouquet’s. Il se rappelait cette sorte de fascination terrifiée qui l’avait incité à les regarder du coin de l’œil.

C’étaient des hommes beaucoup plus âgés que lui, des reliques de l’ancien monde, les dernières grandes figures peut-être des premiers jours héroïques du Parti. Le prestige de la lutte clandestine et de la guerre civile s’attachait encore à eux dans une faible mesure [3].
Winston avait l’impression, bien que déjà à cette époque, les faits et les dates fussent confus, qu’il avait su leurs noms bien des années avant celui de Big Brother. Mais ils étaient aussi des hors-la –loi, des ennemis, des intouchables, dont le destin, inéluctable, étaient la mort dans une année ou deux. Aucun de ceux qui étaient tombés une fois entre les mains de la Police de la Pensée, n’avait jamais, en fin de compte, échappé. C’étaient des corps qui attendaient d’être renvoyés à leurs tombes.

Aux tables qui les entouraient, il n’y avait personne. Il n’était pas prudent d’être même seulement vu dans le voisinage de telles personnes. Ils étaient assis silencieux devant le Merlan Colbert, les ravioles de homard ou le Palet au chocolat Valrhona des César qui étaient les spécialités du Restaurant. Des trois, c’était Guaino qui avait le plus impressionné Wilson.

Guaino avait, à un moment, été un écrivain fameux dont les textes avaient aidé à enflammer l’opinion avant et après la Rupture. Maintenant encore, à de longs intervalles, ses textes paraissaient dans le Figaro. Ce n’étaient que des imitations de sa première manière. Elles étaient curieusement sans vie et peu convaincantes. Elles n’offraient qu’un rabâchage des thèmes anciens : logement des quartiers sensibles, SDF affamés, batailles dans les gares parisiennes, capitalistes en golden parachutes (même sur les barricades, les capitalistes semblaient encore s’attacher à leurs stocks options). C’était un effort infini et sans espoir pour revenir au passé. Guaino était un homme monstrueux, aux cheveux gris, graisseux, en crinière chabalienne, au visage couturé, à la peau flasque. Il devait avoir été extrêmement fort. Mais son grand corps s’affaissait, s’inclinait, devenait bossu, s’éparpillait dans tous les sens. Il semblait s’effondrer sous les yeux des gens comme une montagne qui s’émiette.

Il était trois heures de l’après-midi, heure où il n’y a personne. Winston ne pouvait maintenant se souvenir comment il avait pu se trouver au restaurant à cette heure-là. L’endroit était presque vide. Une musique douce coulait lentement des télécrans. Les trois hommes étaient assis dans leur coin, presque sans bouger, et sans parler. Le garçon, sans attendre la commande, apporta des verres de jus de carambole poivrée. Il y avait à côté d’eux, sur la table, un jeu d’échecs dont les pièces étaient en place, mais aucun jeu n’avait commencé. Il arriva alors un accident au télécran, pendant peut-être une demi-minute. L’air qui se jouait changea et le ton de la musique aussi. Il y eut alors… mais c’était un son difficile à décrire, c’était une note spéciale, syncopée, dans laquelle entrait du braiement et du rire. Winston l’appela en lui-même une note jaune. Une voix, ensuite, chanta dans le télécran :


Mais j'ai fait quoi de ma vie?
Oui j'ai fait quoi de ma vie?
A quoi m'a-t-elle servi
Eh, à quoi j'aurais servi,
Est-ce qu'on me pardonne
Est-ce qu'on m'a compris
Que pour une seule personne
Je sais aujourd'hui [4]

Les trois hommes n’avaient pas bougé, mais quand Winston regarda le visage ravagé de Guaino, il vit que ses yeux étaient pleins de larmes. Et il remarqua pour la première fois, avec comme un frisson intérieur, mais sans savoir pourtant pourquoi il frissonnait, que Darcos et Guaino avaient tous deux le nez cassé.


Un peu plus tard, tous trois furent arrêtés. Il apparut qu’ils s’étaient engagés dans de nouvelles conspirations dès l’instant de leur libération. A leur second procès, ils confessèrent encore leurs anciens crimes ainsi que toute une suite de nouveaux. Ils furent exécutés et leur vie fut consignée dans les annales du Parti, pour servir d’avertissement à la postérité.


Le mot de la fin à MC Solaar [5]




[1] Georges Orwell, 1984, Editions Gallimard, Collection Folio, 1950, p. 104 à 107.
[2]
Christophe Jakubyszyn, « M. Fillon évalue ses ministres avec des consultants privé », in Le Monde du 3 janvier 2008.
[3]
Pécresse et Guaino notamment faisaient parti de l’équipe de campagne du Candidat, l’une conseillère politique et l’autre rédacteur de ses discours sociaux. Ils avaient alors fortement contribué à ringardiser puis étouffer l’opposition fatiguée, vieillie, usée des chiraquiens s’incarnant en Dominique de Villepin.
[4]
Extrait de "Ce que j’ai fait de ma vie de Johnny Hallyday", in Le cœur d’un homme, novembre 2007.
[5] MC Solaar, "Gangster moderne", in Paradisiaque

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